La Guerre du Fluor

Résumé de la Guerre du Fluor.

30 mois sans salaire: en juin 1976, les conséquences pour les agriculteurs valaisans de la pollution au fluor sont catastrophiques. Si le mauvais temps explique en partie la catastrophique récolte d’abricots de l’année précédente, les cultivateurs accusent en premier lieu les émanations toxiques des usines d’aluminium d’Alusuisse.

Les gaz de fluor que laissent échapper depuis des décennies les trois fabriques valaisannes de Martigny, Steg et Chippis empoisonnent l’atmosphère et l’eau, anéantissant la fragile floraison des abricotiers. Ce ne sont pas les maigres indemnités versées par l’industrie qui permettent aux agriculteurs de subsister: en 1976, la lutte – entamée en 1914! – prend un nouveau tournant.

L’émission Affaires publiques enquête sur cette grave pollution et témoigne de la colère qui gronde dans les vergers.


Reportage de la RTS.

La Guerre du Fluor
Source : RTS https://www.rts.ch/play/tv/affaires-publiques/video/la-guerre-du-fluor?id=6008034&startTime=26.519251


Les archives de la RTS.

Ici rassemblés et commentés, les documents d’archives radio et vidéo de la RTS qui ont servi à l’élaboration du podcast Mille et une archives “La guerre du fluor en Valais”.

La guerre du fluor en Valais


Le Scandale du fluor en Valais

Au début du XXe siècle, le canton du Valais, encore essentiellement agricole, entre dans l’ère industrielle. En 1908, deux usines d’aluminium sont inaugurées: la première se situe à Chippis et appartient à l’entreprise qui deviendra Alusuisse ; la seconde, l’usine d’Aluminium Martigny SA, est construite par une firme de chimie allemande. Très vite, des dégâts sont constatés aux alentours des deux usines. Les pins des forêts sèchent, les feuilles des arbres fruitiers portent des traces de brûlure et la production fruitière chute. Le bétail semble aussi souffrir d’un nouveau mal qui attaque leur squelette. Dès 1914, le lien entre les gaz qui s’échappent des usines et les dommages causés à la végétation est établi. Le responsable des dégâts est un composé fluoré nécessaire à l’abaissement du point de fusion lors de la fabrication de l’aluminium. Les émanations nocives portent également atteinte à la santé des ouvriers qui rencontrent des problèmes respiratoires et des lésions osseuses, bien que la maladie dont ils souffrent – la fluorose – ne soit pas encore reconnue. Malgré l’importance des dégâts et les risques sanitaires encourus par le personnel, très peu de manifestations voient le jour. Seules quelques personnes de la région de Chippis ayant un certain statut social dénoncent les effets des gaz et des fumées, mais leurs revendications n’ont que très peu d’effets. L’affaire se tasse grâce à une baisse de la production et des améliorations des systèmes d’épuration. Les dégâts existent toujours, mais sont moins nombreux et les entreprises indemnisent régulièrement les personnes lésées en échange du silence.

Face à l’augmentation massive de la production depuis la fin des années 1950 – cette dernière passe de 40 000 à 94 000 tonnes entre 1960 et 1971 – les installations d’épuration ne sont plus suffisantes pour retenir les émissions de fluor qui provoquent à nouveau des dégâts conséquents sur la végétation valaisanne. Alusuisse met à disposition des fonds pour reboiser les zones touchées et indemnise les propriétaires. Dans la région de Martigny-Saxon, on enregistre de nombreuses plaintes d’agriculteurs. L’État du Valais met alors sur pied une convention, afin que les usines indemnisent les propriétaires lésés à titre de bien-plaire. Il en sera de même entre 1970 et 1974. Par le biais de ces conventions et des sommes versées par Alusuisse, le gouvernement valaisan encadre l’indemnisation partielle des agriculteurs et propriétaires de forêts touchés, sans entraver ses bonnes relations avec les usines d’aluminium et surtout avec Alusuisse, premier employeur du canton. Durant cette période, la question du fluor reste cloisonnée au domaine agricole et l’État insiste sur le fait que seules certaines cultures délicates telles que les abricotiers sont touchées par les émanations fluorées. Dans les rapports de gestion, jamais il n’est fait mention de l’impact du fluor sur la santé des travailleurs. La fluorose n’est d’ailleurs ajoutée à la liste des maladies professionnelles qu’en 1953 et le diagnostic ne restera posé qu’avec réserve, les douleurs articulaires des ouvriers étant généralement attribuées à de l’arthrose. Les dégâts causés par le fluor sont quant à eux bien visibles et suscitent de forts mécontentements parmi les agriculteurs bas-valaisans, notamment à Saxon, important producteur d’abricots. Toutefois, comme le déclare le sociologue Hervé Rayner, ce n’est pas l’indignation d’individus, aussi forte soit-elle, qui entraîne le scandale, mais la capacité de ces derniers à agir collectivement pour rassembler le plus de soutiens possibles afin de transformer cette indignation en véritable scandale.

C’est en 1975 que l’affaire du fluor va connaître un nouveau tournant. L’élément déclencheur est la récolte d’abricots catastrophique de cette année. Sur la commune de Saxon, plus du 90% des récoltes sont détruites. L’Association de défense contre les émanations nocives des usines (ADENU), fondée en 1970, va alors parvenir à faire sortir l’affaire de la sphère agricole et provoquer une mobilisation plurisectorielle, transformant le problème du fluor en scandale. Pour commencer, elle sollicite la sphère scientifique, en engageant un ingénieur agronome de l’EPFZ, M. Gérard Vuffray, grâce à la somme de 100 000 francs accordée par la commune de Saxon. L’ingénieur reçoit pour mission d’étudier les installations d’épuration des usines, l’impact de leurs émissions fluorées et les améliorations possibles. Son rôle est de mettre un terme au flou scientifique qui règne sur ces questions. Après plus d’un an de recherches minutieuses, des visites d’usines à l’étranger, et des prises de contact avec différents gouvernements et organismes internationaux, il publie le fruit de son travail dans un document intitulé Dossier fluor. Il y démontre, à l’aide d’une documentation fouillée et étoffée, que les installations valaisannes sont vétustes. Au regard des résultats obtenus ailleurs dans le monde – dont des usines américaines d’Alusuisse – les émissions fluorées pourraient être divisées par dix!

Grâce aux nombreuses manifestations des agriculteurs et des actions de l’ADENU, c’est au tour de la sphère médiatique de contribuer à la dénonciation du scandale. La presse valaisanne, romande puis nationale porte régulièrement l’affaire dans les journaux. Entre 1975 et 1980, ce n’est pas moins de 5 000 articles qui sont publiés sur le sujet en Suisse; soit une moyenne de 3 articles par jour! le 27 avril 1978, un reportage de Temps présent est diffusé sur la Télévision Suisse Romande. Les images et entretiens filmés provoquent une vive indignation et la colère de la population. En juillet 1977, deux ans après l’ouverture d’une première action en justice auprès du tribunal de district de Martigny, des agriculteurs lésés portent plainte contre l’usine d’Aluminium Martigny SA suite à des dégâts aux cultures estimés à 774 000 francs. L’affaire passe directement devant le Tribunal fédéral, car l’État du Valais ne désire pas arbitrer un conflit qui oppose l’industrie de l’aluminium et les agriculteurs. Cette action en justice mobilise alors la sphère judiciaire, qui renforce encore le scandale. Avec plusieurs motions et  interpellations déposées au Grand Conseil et au Conseil national, la question du fluor atteint également la sphère politique. L’ADENU peut aussi compter sur des personnalités politiques telles que le préfet de Martigny, Raymond Vouilloz, président de l’Association, et la mobilisation de 12 communes bas-valaisannes. Face aux pressions politiques et médiatiques, deux commissions sont constituées, l’une cantonale et l’autre fédérale. Leurs rapports mettent en lumière une situation catastrophique à Chippis et Martigny et révèlent que l’état de vétusté des halles chippiardes ne permet que difficilement de parler d’épuration, la plupart des vitres et des portes étant brisées ou inexistantes! Au printemps 1978, les rapports finaux confirment l’essentiel du Dossier fluor et préconisent une réduction importante des émissions pour les prochaines années.

Malgré le verdict des rapports, le Conseil d’État valaisan tarde encore à prendre une décision. Il faut dire que les directions des usines et les syndicats font pression sur le Gouvernement en brandissant le spectre du chômage. De plus, le soutien des ouvriers envers Alusuisse est massif et laisse dans l’ombre les risques sanitaires encourus par les travailleurs des halles d’électrolyse. Mal informés de la situation, ne connaissant pas les risques encourus, les principaux concernés ont sans hésitation soutenu leur employeur. Alusuisse bénéficie encore d’un large soutien des communes des districts de Sierre et Loèche, qui cherchent avant tout à protéger les 3 000 emplois fournis par la firme. Certains agriculteurs perdent alors patience et plusieurs incidents sont recensés: vol d’explosifs au dépôt communal de Saxon dans la nuit du 13 au 14 février 1978, pylône dynamité dans la commune le 16 mai, alerte à la bombe à l’usine d’aluminium de Martigny le 25 mai. Durant le printemps, le Conseiller d’État Guy Genoud est bousculé par des producteurs d’abricots lors d’une réunion. Enfin, le 26 septembre 1978, 150 tracteurs investissent l’usine d’aluminium de Martigny pacifiquement.

Au final, avec cette large mobilisation plurisectorielle et une visibilité nationale, le Gouvernement valaisan se voit contraint d’exiger l’assainissement des usines en octobre 1978, malgré le poids économique et politique d’Alusuisse. C’est d’ailleurs l’importance de la firme pour le Valais qui avait permis à l’usine d’Aluminium Martigny SA, responsable des dégâts bas-valaisans mais bien moins importante, de bénéficier de la clémence des autorités pendant de longues années. Après la décision cantonale, les usines démarrent les travaux d’assainissement. Les ouvrages sont terminés l’année suivante et permettent d’atteindre en avance les nonnes fixées par le canton. Les usines ont alors, contrairement à leurs dires, rapidement réussi à baisser leurs émissions fluorées, et cela sans devoir licencier un seul employé. Alusuisse investit même 250 millions de francs en Valais en 1980, dont 160 millions consacrés à la construction des nouvelles installations.

En définitive, il aura fallu près de septante ans pour que le scandale du fluor éclate. Si la région de Sierre a soutenu Alusuisse et ses emplois jusqu’au bout, c’est grâce à l’investissement bas-valaisan et saxonnain ainsi qu’à leurs multiples actions (manifestations, distribution de tracts, conférences de presse, sollicitation des milieux politiques) qui ont généré une mobilisation multisectorielle et délocalisé l’affaire au niveau fédéral, que la pollution au fluor a enfin pu être stoppée en Valais.

Coralie Fournier, historienne